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Vers le phare - Virginia Woolf

Dernière mise à jour : 24 févr. 2021

« La maison était là, avec ses deux fenêtres éclairées ; les vases de pierre étaient là, sur la terrasse, contre le massif de hautes fleurs ; autant que nous puissions en juger, tout était comme si nous étions partis le matin même. Pourtant, comme nous le savions bien, nous ne pouvions avancer ; si nous avions fait un pas, le charme aurait été brisé. Les lampes n’étaient pas nos lampes, les voix étaient celles d’inconnus. Nous étions suspendus comme des fantômes dans l’ombre de la haie et, en entendant un bruit de pas, nous tournâmes les talons. »



Été 1905. Saint-Ives, Cornouailles. Quatre silhouettes furtives pénètrent une nuit dans le jardin de Talland House… Vanessa, Adrian, Toby et Virginia… Quatre orphelins guettant, à travers l’ombre et le silence, ce qu’il reste du paradis perdu de leur enfance. En palimpseste, lui, déclamant solitaire, elle, penchée sous la lumière de la lampe, deux figures d’autrefois, celles de feu l’Honorable Sir Leslie et de Julia Stephen, née Jackson, le couple parental tôt disparu que, vingt ans plus tard, Virginia Woolf cherchera à saisir encore dans Vers le phare.

Dès le départ, le projet est clair : « Ce sera assez court : avec un portrait détaillé de père ; & de maman ; et St Ives ; et l’enfance ; et tout ce que j’essaie toujours de mettre – la vie, la mort, etc. » (14 mai 1925) Il s’agira donc d’évoquer un moment de la vie passée avec une

« impression dominante », la personnalité de Mme Ramsay, autrement dit de la mère de l’auteur. Mais l’ouvrage sera aussi, au-delà d’un portrait singulier, l’occasion de brosser le tableau de la famille victorienne traditionnelle, bipolarisée autour d’un chef de famille, intellectuel brillant mais tyran domestique et de son épouse à la fois admirée et dominée. Aux hommes les livres, l’art et la parole, aux femmes le charme, le soin du foyer et les bonnes œuvres. Ce que résume d’une certaine manière un des personnages de Vers le phare, Charles Tansley, qui déclare tout à fait sérieusement à Lily Briscoe que « les femmes ne peuvent ni peindre ni écrire ». Préjugé qui aurait pu rejoindre la réalité pour les jeunes filles Stephen si l’on en croit cette entrée du Journal du 28 novembre 1928 : « Anniversaire de Père. Il aurait eu 96 ans aujourd’hui ; et aurait pu avoir 96 ans, comme d’autres ont connu. Mais fort heureusement, ça n’a pas été le cas. Sa vie aurait mis fin à la mienne. Que serait-il arrivé ? Pas d’écriture, pas de livre. Inconcevable ! » La mort du père fut-elle un mal nécessaire pour que Vanessa devienne peintre et Virginia écrivain ?

Autobiographie, donc, récit d’enfance ? Pourtant, les Cornouailles sont devenues une île des Hébrides, la famille est celle des Ramsay autour de qui gravitent, tels des satellites, leurs huit enfants et des amis de la famille. Les étés qui s’égrenaient jadis, uniformes et doux, pour les Stephen, se ramassent en deux périodes emblématiques et opposées, un pendant et un après Mme Ramsay, un avant et un après la guerre au cours de laquelle meurent un des fils et la fille aînée. Et c’est Lily Briscoe qui incarne la figure de l’artiste tentant de peindre Mme Ramsay puis le souvenir de Mme Ramsay.

Autofiction, alors, roman ? Autant d’appellations insatisfaisantes pour le lecteur comme pour l’auteur. Au cours du premier semestre 1925, alors qu’elle termine Le Manuel de lecture et que Mrs Dalloway vient de paraître, Virginia Woolf s’interroge : « […] je construis en pensée La Promenade au phare. On y entendra tout au long le bruit de la mer. Je pense vaguement à inventer pour mes livres un nouveau terme, que je substituerai à “roman”. Un nouveau … de Virginia Woolf. Mais quoi ? Une nouvelle élégie ? » (27 juin 1925)

Se pose en effet, autant que la question du genre, celle de la finalité de l’écriture. Évocation parentale, certes, mais avec la crainte « de tomber dans le sentimentalisme » (13 septembre 1926). « Cela ressemblera trop à père ou à maman. » (7 décembre 1925) Et pourtant… Si la mort du père a pu être ressentie comme une forme de soulagement, la mort de la mère reste « le plus grand désastre qui put se produire ».

« Il est parfaitement exact que, bien qu’elle soit morte quand j’avais 13 ans, elle m’obséda jusqu’à l’âge de 44 ans. Puis un jour, faisant le tour de Tavistock Square, je composai La Promenade au phare comme je compose parfois mes livres, dans une grande bousculade apparemment impulsive. J’écrivis le livre très vite. Et quand il fut écrit, je cessai d’être obsédée par ma mère. Je n’entends plus sa voix ; je ne la vois plus. Je suppose que je fis pour moi-même ce que les psychanalystes font pour leurs malades. J’exprimai une émotion très ancienne et très profondément ressentie. Et en l’exprimant, je l’expliquais et ensuite l’ensevelissais. » L’écriture apparaît finalement comme un acte thérapeutique. Comme un exorcisme, une délivrance.

« Autrefois je pensais à [père] et à maman tous les jours ; mais le fait d’écrire Le Phare les a exorcisés de mon esprit. Et maintenant il revient parfois, mais différemment. (je crois vraiment que tous deux m’obsédaient, de façon malsaine, et qu’écrire sur eux fut un acte nécessaire.) » (28 novembre 1928) La forme « élégiaque » comme outil pour apprivoiser les fantômes, pour apprendre à vivre en paix avec eux.



La rédaction de Vers le phare est faite de hauts et de bas. Si Virginia Woolf s’émerveille dans son Journal, à de nombreuses reprises, d’écrire très vite et avec une facilité inconnue jusque-là, les blancs du Journal disent aussi l’afflux émotionnel invalidant, les effondrements nerveux : d’août 1925 au 5 mai 1927 – date de parution du livre et jour anniversaire de la mort de la mère ( !) – pas moins de cinq mini-dépressions qui s’étendent sur plusieurs semaines, voire plusieurs mois et le sentiment cruel, face à une image maternelle forte, féconde et généreuse, de mener une vie personnelle aride et inutile. « C’est un douloureux combat, et je me demande de temps en temps pourquoi je me suis engagée dedans. » (22 juillet 1926)

Mme Ramsay est toujours installée au centre de la vision de chacun des personnages, tandis que M. Ramsay reste en périphérie : vision enfantine de la mère comme principe vital qui reflète d’abord celle de Virginia Woolf, orpheline à 13 ans et qui n’a donc pu, dans la vie réelle, en développer une autre. Le couple mère-planète et enfant-satellite (Mme Ramsay lisant un conte à James, le plus jeune de ses enfants) est également le sujet du tableau de Lily Briscoe, dans la première partie du récit. Incarnation du créateur à l’œuvre, Lily est aussi une vieille fille qui mène une vie étriquée entre son art (dont elle doute) et son vieux père. Lily tentant de donner une image non pas réaliste mais émotionnelle de Mme Ramsay et s’interrogeant sur le processus de création qui l’y mène, c’est Virginia Woolf en prise avec l’écriture de Vers le phare, désireuse de surmonter la douleur du manque et de l’absence, afin, non pas de déplacer ce centre, mais de faire évoluer sa vision.

Il faudra dix ans à Lily pour reprendre son sujet et achever le tableau, avec le sentiment d’avoir « eu une vision » ; il faudra à Virginia Woolf le temps de l’écriture pour explorer sa blessure originelle et la dépasser à travers une forme littéraire nouvelle. “Leur souvenir m’obsède” s’effaçant alors, par la vertu de l’écriture, au profit d’un “j’ai appris comment penser à eux”.




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