« Les derniers accords s’estompèrent. Le son décrut progressivement jusqu’à n’être plus qu’un sifflement ténu. Puis plus rien.
Mister dressa un index.
– Les harmoniques… dit-il. […] Les notes derrière les notes. Les notes secrètes. Les ondes fantômes qui se multiplient et se propagent à l’infini, ou presque. Comme des ronds dans l’eau. Comme l’écho qui ne meurt jamais.
Mais Véra Nad, elle, est morte. Elle ne viendra plus au Dauphin Vert, les mardis et jeudis soirs, pour écouter Mister derrière son piano. Mélodie elle-même, plutôt bluesy qu’enjouée, indéchiffrable comme le sont les mélodies humaines, et dont Mister va s’employer à déchiffrer pourtant la partition, l’évoquant dans ses souvenirs et ses paroles à travers le seul langage qu’il parle avec le cœur : la musique. Wallflower, Maiden Voyage, Blues in Green, Summertime, Flying, Bye-bye Blackbird… Autant de standards qui ponctuent le dévoilement progressif de ce que fut l’histoire de la jeune femme depuis la ville martyr de Vukovar, en ex-Yougoslavie, où elle fut à dix ans la seule survivante de sa famille, jusqu’à Paris où elle caressait le rêve de devenir comédienne, mais surtout de vivre. Tout simplement de vivre.
Elle est morte, c’est un fait. Assassinée et de la plus cruelle manière. Ses deux meurtriers dûment arrêtés, conduits aux aveux et incarcérés. Affaire classée. Mais pas pour Mister, grand noir pianiste de jazz dans un club parisien, ni pour Bob, son ami, un professeur de philosophie reconverti en chauffeur de taxi par crainte de passer un beau matin ses élèves au lance-flammes. Pour Mister, il y a indubitablement fausse note. Mauvais accord… Véra dealeuse et droguée, morte à l’issue d’un vulgaire règlement de comptes ? Non. Ça ne va pas ; ça sonne mal. Véra mérite mieux que cela. Elle mérite la vérité. Et cette vérité, Mister veut la trouver. Parce que jusqu’au soir où il l’avait aperçue pour la première fois dans le club « il ignorait qu’il l’attendait. Et ce n’est que plus tard, au fur et à mesure, qu’il avait pris conscience que tout au long des jours, des mois, des années précédant ce fameux soir, quelque chose lui avait manqué. Quelqu’un. » Une belle définition de l’amour…
Il se lance donc dans une enquête, « avec son pif » comme seule boussole, seule méthode, et les aphorismes désabusés de Bob autant que sa chaude amitié ; enquête qui le mènera d’un petit atelier de théâtre, à une galerie d’art, puis à l’immense maison blanche d’un peintre manchot, jusqu’aux coulisses du pouvoir politique, en passant par les villes dévastées de l’ex-Yougoslavie et la guerre des Balkans. De rencontre en rencontre, de personnages singuliers en révélations, la vérité se fera jour, même si elle ne s’avère pas forcément celle que Mister aimerait entendre.
Car en bon musicien qu’il est, ce sont les harmoniques de la mélodie Véra Nad qu’il donne à entendre, ses notes derrière les notes, ses secrets, l’engrenage dans lequel elle s’est fourrée sans en mesurer l’ampleur. Les ronds dans l’eau que son erreur a générés, devenus remous, rouleaux dont la violence aura raison d’elle.
Les Harmoniques, un roman qui n’échappe pas aux lois du noir, mais qui étonne – détonne – par sa finesse, la délicatesse et la poésie de son style.
(Article écrit pour le site de l'auteure Françoise Guérin)
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