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Il l’appelait sa femme-renard…

(Nouvelle parue dans la revue Étoiles d'encre, au Chèvrefeuille étoilé)

 

    Il l’appelait sa femme-renard. Non pas à cause de la couleur de ses cheveux, qu’elle avait très noirs, ni de celle de ses yeux, d’un bleu pâle tirant sur le mauve, mais parce que c’était toujours en fin de journée qu’elle venait le rejoindre, quand l’ombre jetait sur la forêt son sfumato, diluant ses contours, fondant les nuages et le plumet des sapins dans l’air vibrant.

    Elle arrivait sur sa terrasse comme surgie des bois, chargée de trésors glanés aux haies, et du parfum frais du soir qui tombe. Quand elle venait… Ce dont ni elle ni lui ne décidaient à l’avance. Ne décidaient tout court. Elle ne sortait pas des bois en réalité. Elle empruntait pour venir un petit sentier qui partait du bout de son jardin, à la lisière des arbres, et longeait la forêt jusqu’à chez lui. Leurs maisons étaient les deux dernières du village, les deux plus hautes, nichées chacune sur un versant de la colline.

    Les choses s’étaient mises en place de manière informelle, et elle aimait que rien ne soit dit entre eux, que rien ne soit établi ; elle aimait cette impression d’éternel commencement, cette furtivité presque. Nuno parlait peu. Sans doute était-ce aussi pour cela… Il n’était pas un homme de mots. Le premier moment de surprise passé, elle qui n’avait fréquenté que des discoureurs ou des gens de l’écrit, comme elle, pour qui la parole et le texte étaient les axes primordiaux, elle avait découvert que le silence ne l’embarrassait pas quand elle était avec lui. Parce qu’il y a silence et silence, et ceux de Nuno étaient pleins, d’une densité presque minérale, comme les blancs que les poètes sèment entre leurs lignes, ces suspens aussi éloquents, bien plus parfois que les mots eux-mêmes.

 

    Elle était venue au village à la mort de Manette. Pas pour y rester. Juste comme on s’installe dans la maison d’un parent décédé – provisoirement mais avec un troublant sentiment de toute-puissance –, le temps de régulariser, trier, vider, jeter, vendre peut-être...

    Dix ans plus tard, elle y vivait encore.

    Une alchimie à laquelle elle ne s’était pas attendue... La maison elle-même bien sûr, mais pas seulement. Les bois alentour, cet hiver-là, la couleur du ciel changeant, ses camaïeux de gris traversés d’iridescences, le parfum de l’air, presque tranchant à force d’être froid, et cette certitude comme il en vient rarement, cette certitude que tout convergeait soudain vers un centre vital de son être, un nœud essentiel. Cette certitude qu’elle mettait enfin le doigt sur quelque chose qu’elle avait longtemps cherché.

    Nous croyons bien souvent choisir un lieu, alors qu’en réalité c’est lui qui nous choisit. Nous croyons circonvenir la part de notre être que nous lui consentirons, mais il s’empare de nous, entièrement ; il nous assujettit, nous métamorphose… Et nous nous abandonnons à lui comme aux bras d’un amour neuf dont nous attendons tout.

    Elle connaissait pourtant la maison, et de longue date. Les étés d’enfance. Les courses folles dans le jardin. Les rires. Le goût tiède et sucré des fraises. Elle n’attendait pas de révélation. Au retour du cimetière, cependant, la maison lui avait paru différente, inconnue presque sous la neige qui gommait les reliefs, écrasait les bosquets, les parterres de rosiers nains. Le ciel plongeait dans le potager, se délitant au contact de rangs mystérieux et bosselés – des touffes d’épinards peut-être. Du vert apparaissait par endroits. Le rose des pierres de la façade ressortait blanc sous la lumière fade. Le mur nord-est, couvert jusque tard dans l’automne de vigne vierge de Chine, ne présentait plus qu’un réseau irrégulier de tiges dénudées où s’accrochaient quelques baies violettes encapuchonnées de blanc. Entrelacs fragile que menaçait le reflux de sève, écho douloureux aux veines saillantes sur les mains immobiles de Manette, ces mains qui ne savaient pourtant jamais s’arrêter.

    Elle avait rentré du bois, ce premier soir, allumé le poêle dans le salon comme si ces gestes, elle les avait toujours faits. Puis elle s’était installée dans un fauteuil pour lire. Dans le faux silence de la maison où s’agitaient les souvenirs, elle avait retrouvé tous les bruits, toutes les odeurs, senti tous les courants d’air, entendu tous les souffles, retrouvé même dans une étole de laine dont elle s’était enveloppée l’harmonie végétale d’un parfum familier. Une douce euphorie l’avait envahie malgré le deuil et la fatigue du voyage, une forme de béatitude, une évidence, venue tout tranquillement à la rencontre d’une aspiration qu’elle n’avait pas encore nommée.

    Négocier deux semaines de solitude dans la maison, sous le prétexte de réfléchir à ce qu’elle devait faire de tout ce qui lui avait échu, puis trois, puis quatre, puis dix, n’avait pas été très difficile. De semaines en mois, là aussi, comme avec Nuno, les choses s’étaient mises en place toutes seules. Sans heurts. Sans protestations. Là déjà vaudrait-il mieux dire, d’ailleurs. Comme si, à partir de ce moment, le déroulement de sa vie ne devait plus être qu’une succession de fondus enchaînés, de glissements sans rupture visible d’un état à l’autre. D’un homme à l’autre.

    Elle savait qu’elle ne manquerait pas vraiment à Pierre ni aux filles. Quand elle s’était installée avec lui à Coimbra, où il était en poste à l’université comme enseignant de langue et littérature française, Jeanne et Valentine étaient presque des adolescentes. Elles vivaient à Reims avec leur mère, et ne passaient avec Pierre qu’un mois aux vacances d’été, une semaine à Noël ou pour le Jour de l’An, parfois quelques jours à Pâques.    

    Elles s’étaient côtoyées quelque temps toutes les trois sans véritablement se connaître. Et sans véritablement s’aimer.

 

    Avec Pierre, rien n’avait été décrété. Il était resté en ville, dans leur appartement. Au début, il venait la rejoindre tous les week-ends au village – ils n’étaient qu’à une heure et demie de voiture –, à présent un week-end seulement par mois et encore... Les premières années, ils avaient pris des vacances ensemble, ailleurs, quand les filles n’étaient pas là. Plus jamais maintenant, mais ils s’appelaient très souvent, plusieurs fois par jour à certaines périodes, car elle était restée sa traductrice attitrée – son scribe, comme il disait. Une séparation qui refusait encore, dix ans après, d’avouer son nom. Ce qui n’est pas dit n’existe pas…

    Les premiers mois, les premières années, il lui arrivait d’être secouée par la violence brutale d’un sentiment de gâchis, par la sensation non moins violente d’une impuissance insurmontable. Comment pouvait-on aimer un homme et n’être pas heureuse avec lui ? Comment pouvait-on aimer un homme et ne pas le rendre heureux ? Préférer l’éloignement, tout en souffrant d’être loin… À la longue, elle avait appris à contenir ces vagues de chagrin qui s’élevaient en raz-de-marée jusqu’aux zones fragiles de sa conscience, et brisaient les pauvres certitudes qu’elle avait bâties autour de ses affects. Pierre semblait se satisfaire de cet équilibre de surface. Longtemps ça n’avait pas été son cas, certaine pourtant de ne pas vouloir revenir en arrière.

    À présent, c’était différent. Aux deux extrémités de sa solitude consentie, il y avait deux hommes.

 

    Le jardin d’hiver, tout de vitres et de bois, était devenu son lieu de prédilection. Manette l’avait fait construire tardivement à l’arrière de la maison ; elle-même l’avait transformé en bureau. C‘est là qu’elle y exerçait son activité professionnelle puisqu’il lui suffisait pour gagner sa vie d’une prise électrique pour son ordinateur et d’une connexion internet. Elle y était donc scribe, « passeur de mots », comme elle aimait à se définir. Celle qui donne à lire d’une langue à l‘autre des livres dont elle n’est pas l’auteur, comme le batelier conduit d’une rive à l’autre sur une rivière qui ne lui appartient pas.

    Assez curieusement, la pièce était tournée vers la forêt. Elle se demandait souvent pourquoi Manette l’avait voulue ainsi. Pour elle, c’était un passage, un lieu de métamorphose, scribe le jour, femme-renard les soirs où elle partait rejoindre Nuno. Elle aimait les bruits, les petits cris, les sifflements qui lui parvenaient des bois. Les froissements de feuilles et d’herbes. Les soupirs des arbres et des esprits. Les points mobiles, phosphorescents, quand la nuit tombait, qui donnaient une réalité tangible à toutes ces présences invisibles de la journée.

    Elle aimait la forêt, ses palpitations sourdes de gros animal endormi au flanc de la colline. Sa frange odorante lorsqu’elle marchait sur le sentier qui la conduisait à la maison de Nuno – la fraîcheur épicée des résineux au printemps, l’exhalaison sure, entêtante, des feuilles de chênes et de marronniers en décomposition à la fin de l’automne. Elle connaissait tous ses chemins, toutes ses voûtes, ses tunnels d’ombre, la glaise du sol qui prenait vie au soleil. Elle les avait parcourus, traversés des centaines de fois.

 

    Une fin de journée d’automne qu’elle avait contourné la colline, elle était tombée sur Nuno qui coupait du bois près d’une maison qu’elle avait jusque-là toujours vue fermée. La seconde maison la plus haute du village… Elle s’était assise sur l’herbe à distance, et l’avait regardé longtemps. S’il l’avait vue, cette première fois, s’il avait noté son guet silencieux, il n’en avait jamais rien dit.

    Elle l’avait revu plus tard, à la fête du village. Leur rencontre officielle. Il venait d’acheter la maison. Il y séjournait souvent, mais pas régulièrement, et elle ne lui avait encore jamais demandé où il allait quand il partait, ni si quelqu’un l’attendait.

    Sur la place, le jour de la fête, un petit orchestre avec une boîte à rythme, un accordéon et deux guitares donnait le ton. La piste de danse était ornée de guirlandes électriques qui servaient aussi le 14 juillet. Une fine brume absorbait la lumière des ampoules bleues, jaunes, rouges et vertes, et la restituait en particules humides colorées qui donnaient aux danseurs un air d’irréalité. De simples images holographiques, projetées d’un autre monde pour rendre aux lieux désertés de la Terre le souvenir des humains. Mais la main de Nuno, qui s’était posée sur ses reins et l’avait doucement poussée vers la piste, était bien réelle. Il n’avait rien dit – le début d’une longue série de silences – personne ne les avait présentés l’un à l’autre, et cette façon de faire, directe et sensuelle, l’avait jetée dans un trouble qui durait encore.

 

    Il l’appelait sa femme-renard et, dans ces deux mots, il y avait sa présence intense, cette plénitude qui fleurissait en elle par le seul effet de sa proximité, de l’eau verte de ses yeux, de ses mains sur elle. Il y avait cet émoi, ce vibrato sourd qu’elle pensait disparu. Autre chose aussi qu’elle n’osait pas nommer. Ce qui n’est pas dit est encore à venir, et l’attente a parfois le goût du miracle.

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